Nouvelle Le tableau- ch 2 Les retrouvailles difficiles de la famille Keller

Publié le par Gaëlle Jeanne

Adrian, Walter et Julia Keller ne s’étaient pas retrouvés tous ensemble depuis la mort de leur mère en Avril 1999.

La vie avait fait son chemin. Deux ans après la naissance de Julia, Walter, qui n’était pourtant pas le plus âgé des deux frères, était partie aux Etats-Unis pour rejoindre une entreprise de conditionnement de biens privés. A présent, il était directeur adjoint de sa propre firme, marié depuis trente-deux ans à la fille d’un concurrent étranger qui avait elle-même repris les rênes de l’usine familiale et comptait parmi les plus grandes fortunes du Texas.

Adrian avait toujours été un élève brillant. Après le gymnasium, il était entré en fac de microbiologie et génétique à la Georg-August-Universität de Göttingen et avait été gratifié, après son doctorat, d’un poste de professeur dans la même université. Sa vie sentimentale avait été marquée par la perte brutale de son ami Eliott foudroyé par un accident vasculaire cérébral. Il gardait encore en mémoire la dernière soirée qu’ils avaient passée sur le divan à regarder Mein bester feind. Le meilleur ami du participant devait se faire tatouer la dernière phrase qu’il avait envoyée par sms pour gagner des minutes dans la suite des épreuves.

– Je ne suis pas bien sûr que je pourrais faire ça pour toi, avait dit Eliott en cachant le téléviseur derrière un coussin bariolé.

– Moi si.

Eliott avait pris le téléphone d’Adrian pour vérifier la dernière phrase qu’il avait écrite.

Kuss am der arsch meine kleine schlampe[1], lit-il à haute voix. Kuss am der arsch meine kleine schlampe. Tu serais prêt à te faire tatouer ça pour me faire gagner une voiture ?

– Oui. Et avec un gros cœur derrière pour me rappeler que ce message t’était destiné.

– Forcément. Et tu le ferais tatouer où ce petit message d’amour ?

– D’après toi ?...

Au sortir de la morgue le 3 Juillet 2004, il était rentré chez le premier tatoueur qu’il avait trouvé. Malgré les hurlements de son père qui le traita de d’imbécile décérébré lorsqu’il tomba sur l’œuvre en le croisant dans la salle de bain, il portait encore et toujours fièrement son amour au plus prêt de son cœur.

Julia, la petite dernière, avait vingt ans de moins que son frère aîné et quinze ans de moins que le second. Franz et Gerda n’avaient jamais imaginé qu’ils auraient un troisième enfant. Gerda avait passé la cinquantaine et montrait déjà les premiers signes de la ménopause. Devant ce fait naturel presque réjouissant, elle s’était décidée à ne plus prendre de contraception. Après tout, il y avait quoi… 1% de femmes qui pouvaient enfanter après cinquante ans… Dix mois plus tard naissait leur fille. Il l’avait nommé Julia comme la grand-mère de Gerda qui avait fui la Pologne pendant la deuxième guerre mondiale pour entrer dans un réseau de résistance dans la forêt noire au sud de Albstadt. Avec un héritage pareil, elle ne pourrait que s’en sortir dans la vie.

Deux ans plus tard, on diagnostiqua à Gerda un cancer du col de l’utérus et malgré les séances de chimiothérapie et les améliorations cliniques, elle succomba dans la douleur le 15 Avril 1999.

Elevée par son père, Julia ne se rappelait que vaguement le visage de sa mère. Elle se laissa choyer et admirer pendant la plus grande partie de son enfance si bien qu’à bientôt vingt ans, elle n’avait trouvé ni sa voie, ni petit ami stable avec qui entamer une nouvelle vie.

A sa majorité, elle décida de quitter l’école pour s’occuper de son père dont les forces déclinaient de jours en jours. Le 31 Décembre 2014, son cœur s’arrêta dans la nuit. Comme elle voulait garder son indépendance et ne pas faire à son père l’affront de le veiller, elle ne s’aperçut que le matin qu’il était définitivement parti.

La première personne qu’elle appela avant même d’avoir l’idée de prévenir les secours fut son frère Adrian. Pendant quelques mois, il était revenu habiter avec eux mais l’aveu de son homosexualité résulta en un échange de coups de poing maladroits qui, s’ils ne firent pas de gros dégâts physiques, sonnèrent le glas de la relation père-fils.

– Keller hier? Allô ? Allô ?

A l’autre bout du fil, Julia ne pouvait pas s’empêcher de pleurer.

– Julia, c’est toi ? Demanda Adrian d’une voix inquiète.

Elle ne parvint pas à répondre et ravala ses sanglots à chaque fois qu’elle tenta de prononcer un mot.

– C’est papa ? Il est… Il est mort ?

Julia éclata en mille morceaux et raccrocha le téléphone. Quand Adrian arriva chez eux quelques trois heures de route plus tard, elle était toujours prostrée dans un coin de la chambre inondé de larmes, les yeux fixés sur le tableau au-dessus du lit pour ne pas regarder le cadavre dessous. Un paysage de campagne dans le sud de l’Allemagne.

– Donc, comme vous le savez peut-être, commença le notaire, après le décès de votre mère, votre père a contracté un testament. Son souhait était de partager ses biens matériels entre ses trois enfants, à parts égales, jusqu’à dernièrement.

Walter releva la tête.

– J’ai peur de ne pas bien comprendre…

Julia jeta un regard vers son frère Adrian qui gardait un silence orgueilleux, les yeux rivés sur les nœuds du tapis.

– Je vais vous expliquer Monsieur Keller. Vous pourrez consulter le testament de votre père écrit de sa main bien entendu, mais comme nous nous connaissions depuis longtemps, votre père et moi étions amis d’enfance, vous le savez, il m’a demandé de vous parler de vive voix avant de vous lire la déclaration formelle.

Walter se laissa retomber sur le dossier de la chaise et croisa un pied par-dessus son genou.

– Votre père était en possession d’une maison dans laquelle habite aussi sa fille, vous, Mademoiselle Keller, ainsi que d’une ferme héritée de son propre père sur la route de Schwenningen contenant divers objets de collection : des voitures, des livres, des tableaux, des outils…

– Ah ? Tu savais ça toi ? Demanda Walter à ses frère et sœur sans en désigner un en particulier. Oppa tenait une collection alors…

– Non pas votre grand-père, votre père. Il a rassemblé ces pièces après la mort de votre mère en allant chiner dans les Flomarkt de toute la région. La ferme, par contre, appartenait à votre grand-père Gunter Keller et comme votre père était son seul enfant, que votre grand-père est mort à la guerre et que votre grand-mère était déjà décédée, le lègue est passé directement.

– Ah. Je ne savais pas, reprit Walter. Non, je ne savais pas. Et donc, tout ça, il voulait le donner à qui ?

– C’est là qu’il a récemment changé son testament. Etant donné la situation de chacun d’entre vous, votre père a jugé opportun de répartir ses biens un peu différemment. La ferme de votre grand-père et tous ses biens reviennent donc à Mademoiselle Julia Keller…

Julia ouvrit de grands yeux tandis que Walter commençait à faire taper ses ongles sur le bois de la chaise. Adrian, lui, n’avait pas bougé d’un pouce.

– … Et la maison qu’il occupait et les biens qu’elle contient seront divisés à parts égales entre vous tous.

– Bon, dit Walter en se levant, on a bien fait de venir ! Une fois n’est pas coutume, il donne tout à sa fille… Moi, j’en ai rien à faire de la maison de papa. Vous pouvez la vendre. On signe où ?

Le notaire lui indiqua un espace blanc en bas d’une feuille à caractère juridique, lui remit la copie de l’acte notariat et du testament de son père et il partit sans dire au revoir.

– Tu sais, il me parlait tout le temps de toi, dit Julia à Adrian en emballant les bibelots de la chambre de son père.

– Ah oui ? Et pour dire quoi ? Que j’étais une petite tapette et une honte pour la famille ?

– Non… Bien sûr que non ! Répondit-elle en s’emportant. Arrête ça tu veux ? Franchement vous êtes cons tous les deux… C’est débile cette histoire ! Complètement cons !

Elle s’assit sur le lit et se mit à pleurer en pinçant machinalement les couvertures.

– Excuse-moi.

Il vint s’asseoir près d’elle.

– Je voulais pas te mêler à tout ça. Tu as raison, c’est bête. Papa avait son caractère et si y’a bien une chose que j’ai hérité de lui, c’est ça. On est un peu sec et rancunier tous les deux… Mais ça me fait de la peine aussi tu sais ?

– C’est vrai ?

– Oui. Je pensais pas qu’il allait si mal. Je…

– Il disait qu’il pensait à toi en regardant ce tableau…

– Ce tableau ? Demanda-t-il en désignant du doigt l’œuvre au-dessus du lit au cadre baroque doré.

– Tu es le seul pour qui il ne s’est jamais fait de soucis. Il disait que tu étais comme les couleurs de ce tableau, vif quand on regardait de près et en parfaite harmonie avec le tout quand on s’éloignait. Je ne sais pas trop ce qu’il voulait dire… J’aurais dû lui demander… Mais j’imagine que quand il pensait à toi, il était serein comme quand on regarde ce tableau. C’est ça qui se dégage, tu ne trouves pas ? La sérénité…

– C’est vrai, c’est un très beau tableau. Je ne l’avais jamais vu avant. Il est là depuis longtemps ?

– Aussi loin que je me rappelle, je l’ai toujours connu. Je crois qu’il l’avait choisi ensemble avec maman. Un peu avant qu’elle meure… C’était leur dernière acquisition d’amour. Un dernier message qui est resté tatoué sur sa rétine au moment de partir pour l’au-delà.

– C’est beau ce que tu dis… Tu devrais l’écrire. Tu sais ce que tu vas en faire de tout ça ?

– Walter a raison. On va tout vendre. La maison, le tableau, tout… Il faut que tout ça trouve une nouvelle vie, une nouvelle histoire. La nôtre ici, elle est finie. Je vais aller vivre à Schwinningen. Retaper la ferme, voir ce que je veux en faire. Tu peux venir un peu si tu veux…

– J’ai mon boulot à la fac.

Elle haussa les épaules.

– Peut-être que toi aussi tu devrais tourner la page sur le passé.

[1] Un bisou sur les fesses ma petite souillon

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